La Cour de Justice précise le degré de justification que doit apporter un pouvoir adjudicateur lorsqu’un candidat évincé l’interroge sur le caractère anormalement bas de l’offre retenue

La Cour de Justice précise le degré de justification que doit apporter un pouvoir adjudicateur lorsqu’un candidat évincé l’interroge sur le caractère anormalement bas de l’offre retenue : le pouvoir adjudicateur est tenu de fournir les raisons détaillées qui l’ont conduit à ne pas déclarer une offre comme anormalement basse lorsqu’un candidat évincé lui en fait la demande expresse, même si l’offre ne lui est pas apparue irrecevable lors de son contrôle « prima facies ».
Dans son arrêt n°101/22 Sopra Steria Benelux du 11 mai 2023, la Cour de Justice de l’Union européenne détaille ce qui est attendu des pouvoirs adjudicateurs en termes d’information des candidats évincés et la procédure qu’ils doivent suivre pour contrôler les offres anormalement basses respectivement au titre de l’article 170 du règlement financier et du point 23 de son annexe I.

En l’espèce, le groupement dirigé par la société Sopra Steria Benelux avait soumissionné à un lot d’un marché passé par la Commission européenne. Par un courrier du 2 juillet 2020, la commission a informé le groupement du rejet de son offre au profit d’une entreprise, seule autre candidate sur ce lot. Le même jour, Sopra Steria Benelux a demandé à la Commission de lui fournir les caractéristiques communicables concernant l’évaluation de l’attributaire.

Le 3 juillet 2020, la Commission a répondu au requérant que le contrat avait été attribué au consortium ARHS-IBM en joignant au courrier un rapport d’évaluation détaillé. En réaction à ces informations, le candidat évincé a contesté la procédure d’appel d’offres, notamment s’agissant de l’offre financière de l’entreprise retenue, qu’il considère comme « ne pouvant être viable sans risque de dumping social ». A cela, la Commission a rétorqué qu’à l’issue de l’analyse financière qu’elle avait menée, « l’offre retenue avait révélé qu’elle était en conformité avec les conditions du marché des pays à partir desquels les contractants et leurs sous-traitants exécuteraient les services demandés. ».

Un premier recours a été déposé au Tribunal le 2 septembre 2020 qui soulève le manque de motivation concernant le refus de qualifier d’offre anormalement basse celle retenue pour le marché en question et le non-respect des procédures de contrôle pour un tel type d’offre prévues par le règlement financier.

Dans son arrêt n° T546/20 rendu le 1er décembre 2021, le tribunal a considéré que la Commission n’avait pas suffisamment expliqué au candidat évincé pourquoi elle n’avait pas qualifié l’offre retenue comme anormalement basse. La Commission s’est donc pourvue devant la CJUE, qui a confirmé et apporté des précisions aux analyses du Tribunal.

Le devoir de vérification du caractère anormalement bas d’une offre par le pouvoir adjudicateur

La CJUE, de la même façon que le Tribunal, rappelle à toutes fins utiles la procédure à suivre pour contrôler financièrement les offres qui revêtent potentiellement un caractère anormalement bas comme le prévoit l’annexe I du règlement financier. Cet examen se fait en deux temps. Premièrement, le pouvoir adjudicateur effectue un contrôle « prima facies » sur les offres qu’il reçoit, c’est-à-dire qu’il doit les scruter à la recherche d’indices pouvant laisser présager un caractère anormalement bas au niveau financier. En cas de soupçons avérés, il doit procéder à une analyse plus détaillée en donnant la possibilité au soumissionnaire mis en cause de s’expliquer. Dans l’hypothèse où l’offre se révèle être anormalement basse après l’ensemble de cette procédure, l’acheteur est dans l’obligation d’écarter le candidat concerné.

Ces dispositions sont similaires à celles de la directive « marchés » 2014/24/UE lesquelles sont transposées dans le code de la commande publique (article L. 2152-6) qui définit l’offre anormalement basse comme « une offre dont le prix est manifestement sous-évalué et de nature à compromettre la bonne exécution du marché. » (article L. 2152-5). Les dispositions équivalentes de la directive « marchés » s’appliquent donc avec la même portée aux pouvoirs adjudicateurs nationaux. Le Conseil d’Etat a notamment pu rappeler, dans l’arrêt n° 465456 du 14 mars 2023, les modalités du contrôle dans des termes analogues à ceux de la CJUE (6).

L’acheteur est dans l’obligation de fournir au candidat les motifs précis qui l’ont amené à ne pas écarter une offre comme étant anormalement basse

La CJUE apporte des éclaircissements concernant l’articulation de l’obligation d’informer un candidat quant aux raisons du rejet de son offre et la procédure interne de contrôle des offres anormalement basses. Comme évoqué, si un pouvoir adjudicateur n’a pas de soupçon sur le potentiel caractère anormalement bas, il continue la procédure d’attribution sans effectuer le second niveau de vérification sur l’offre concernée. Néanmoins, la Cour énonce que le pouvoir adjudicateur ne peut pas justifier auprès d’un candidat évincé qui doute du caractère anormalement bas de l’offre retenue en se fondant sur le seul motif qu’il n’a pas eu de soupçon susceptible d’engendrer un contrôle plus approfondi. Une telle justification aurait en effet un caractère tautologique : le pouvoir adjudicateur dirait que l’offre retenue n’est pas anormalement basse car il ne l’a pas qualifiée ainsi.

En substance, la CJUE énonce que le candidat évincé a la possibilité de faire indirectement ce contrôle dit « prima facies ». En effet, la CJUE écrit au point 81 de sa décision que les doutes qui peuvent amener à un examen plus approfondi d’une offre financière peuvent être soulevés par un candidat évincé. Selon la Cour, refuser de donner suite aux contestations portées sur une offre au titre que celle-ci a passé avec succès l’étape du contrôle « prima facies » serait contraire au droit à un recours effectif consacré dans la charte des droits fondamentaux.

La CJUE précise également l’interprétation qu’elle retient pour caractériser la notion de « demande expresse ». Selon le règlement financier et ses dispositions susmentionnées, le candidat qui souhaite remettre en cause l’analyse financière effectuée sur l’offre retenue quant à son caractère anormalement bas doit le faire par une demande explicite, suffisamment étayée. La demande expresse n’est pas formellement tenue de faire figurer l’expression d’offre anormalement basse mais doit être assez précise sur l’intention de dénoncer l’offre financière et ses conséquences. En l’espèce, la lettre du requérant dénonçant le risque de « dumping social » de l’autre soumissionnaire auquel le marché a été attribué a été jugée suffisamment claire pour amener le pouvoir adjudicateur à justifier du caractère économiquement viable de cette offre.

Cette question du niveau de motivation suffisant qu’il faut porter à la connaissance des tiers évincés le demandant soulève d’autres enjeux. Les explications de l’acheteur doivent démontrer que le prix de l’offre n’est pas sous-évalué et n’est pas de nature à mettre en péril la bonne exécution du marché. Selon les cas d’espèce, il pourra être difficile de concilier cette obligation qui lui est imposée avec le respect du secret des affaires qui prohibe la communication à des tiers d’informations liées à la stratégie commerciale d’un opérateur. Les acheteurs doivent donc veiller à trouver un équilibre dans le degré de détail des informations données afin de satisfaire à l’obligation de justification posée par la Cour sans porter atteinte au secret des affaires.

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